S’il y a un évènement qui influencera fortement le futur de l’industrie du jeu vidéo, c’est le rachat par Microsoft en début d’année d’Activision-Blizzard, le plus gros éditeur mondial de jeu vidéo, pour 68,7 milliards de dollars. Ce rachat fait écho aux nombreuses plaintes de harcèlement sexistes et sexuelles ainsi qu’à plusieurs enquêtes fédérales sur les conditions de travail chez l’éditeur publiées en 2021. Mais si Activision-Blizzard est coupable d’un des plus gros scandales sociaux de ces dernières années, il n’est pas le seul à être responsable de l’état social affligeant de l’industrie du jeu vidéo.
Industrie du jeu vidéo : Le divertissement créé dans la douleur
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« Je m’appelle Marc et suis fan de jeu vidéo. J’y joue depuis tout petit, y ai consacré des heures et des heures, suis passé par tous les sentiments existants en y jouant et mon univers social tourne fortement autour de ce média. Travailler dans l’industrie du jeu vidéo me paraissait alors comme la voie à suivre. Proche de la fin de mes études en arts appliqués, j’ai donc cherché en automne 2021 à entrer dans une école formant à un métier qui me permettrait de rentrer dans cette industrie. C’est alors que mon père, fortement accro à la manette lui aussi, me conseilla, insistant, de me renseigner sur les conditions de travail de cette industrie. J'entamai alors mes recherches.
Désormais, je ne compte plus entrer dans cette industrie. »
Comme indiqué ci-dessus, l’état social de l’industrie du jeu vidéo ne se porte pas bien, au point d’être responsable de nombre de scandales sociaux. Depuis plus de 20 ans maintenant, les travailleurs du jeu vidéo nous parlent de leurs conditions et des changements qu’ils espéreraient voir arriver dans cette industrie qui les faisait pourtant rêver. Malheureusement, peu de choses ont changé, même si certaines entreprises ont engagé des manœuvres pour améliorer leur espace créatif.
Après avoir discuté de cela avec plusieurs personnes, joueurs ou non, il est devenu évident que la plupart connaissaient mal le sujet, voire pas du tout. C’est pourquoi, afin de faire la lumière dessus et lui souhaité plus de visibilité, voici un retour sur les évènements ayant parcouru l’industrie ces 23 dernières années, de UbiFree au dédommagement de 100 millions de dollars de Riot Games à leurs employées, des explications quant aux origines de cette situation, ainsi que des solutions. Car comme tout problème, cette situation peut s’arranger. Certains essayent même depuis longtemps d’apporter leur aide.

Nous vous invitons donc à prendre le temps de lire ces lignes, en espérant que vous en apprendrez plus sur ce média, et que cet article vous aidera, vous aussi, à apporter votre pierre à l’édifice. Bonne lecture.
Le crunch, un terme pas si craquant
L’un des premiers problèmes responsables de ce mal-être ressenti dans l’industrie, c’est ce qu’on appelle le crunch, un terme communément utilisé par l’industrie du logiciel et l’industrie vidéoludique pour désigner une période intense de travail, généralement avant le rendu d’une partie du projet. À première vue, on penserait à de basiques heures supplémentaires de fin de projets, comme on peut en avoir dans tous les domaines. La plupart des personnes considèrent même cette période intense comme galvanisante et riche en solidarité les premières fois. Le souci, c’est que le crunch se caractérise par 60 à 90 heures de travail par semaine sur des mois, parfois même des années. Ce problème peut se répéter autant de fois qu’il y aura de rendus intermédiaires importants, par exemple pour une présentation lors d’un salon comme l’E3 ou à un investisseur, et avant toute publication finale du projet ou de ses DLC (DownLoadable Content : extension d’un jeu ou d’un programme informatique, plus ou moins importante et généralement payante). Une répétition ayant tendance à drastiquement atteindre les capacités physiques et mentales des développeurs.
L’un des exemples récents les plus connus et celui de CD Projekt RED sur Cyberpunk 2077. Sorti le 19 novembre 2020 et dont la thématique principale repose sur un sous-genre de la science-fiction du même nom, ce jeu s’est rendu tristement célèbre pour sa débâcle. En raison d’une forte quantité de bugs (défauts de conception d’un programme informatique à l’origine d’un dysfonctionnement), le très attendu dernier jeu du studio après l’acclamé The Witcher 3 s’est très vite vu décrié par ses joueurs à son lancement. Sa réputation à cette époque en était telle que le jeu fut retiré pendant plusieurs mois du magasin en ligne de PlayStation et toutes les copies vendues online jusqu’alors furent remboursées. De même sur le store de Microsoft, qui n’ira cependant pas jusqu’à le retirer de ces rayons virtuels.
l'article de Jason Schreier
Mais outre les bugs, c’est le crunch accompagnant son développement qui choqua mondialement. Studio pourtant déjà connu pour une mauvaise gestion des conditions de travail depuis The Witcher 3, le président de CD Projekt RED communiqua de lui-même à ses employés le 28 septembre 2020 qu’ils seraient contraints d’augmenter leurs semaines de travail à 6 jours jusqu’au bouclage du jeu, soit pendant plus d’un mois et demi. Pourtant, le studio avait promis l’année précédente ne plus vouloir avoir recours au crunch pour le développement de ses jeux, Cyberpunk 2077 y compris. Et selon les sources en interne de Jason Schreier, journaliste chez Bloomberg ayant recueillis ces propos, certains des employés travaillaient déjà « nuits et weekends » depuis plus d’un an. Tandis que le discours des dirigeants commençait déjà à changer en janvier 2020 lorsque le co-président Adam Kiciński répondit lors d’une réunion téléphonique avec la presse et ses actionnaires que « Dans une certaine mesure, les heures supplémentaires seront nécessaires, pour être honnête. Nous essayons de limiter le crunch autant que possible, mais c’est la dernière ligne droite. On essaye d’être raisonnable sur ce point, mais oui. Malheureusement », soit 9 mois avant le mail susmentionné.
Mais cela ne date pas d’hier…
Au risque de se répéter, ces problèmes liés aux conditions de travail existent depuis longtemps, 23 ans pour le premier scandale médiatisé : UbiFree. UbiFree, c’est le nom d’un site créé par six anciens employés dont deux encore en poste à l’époque de l’évènement, de l’éditeur et développeur de jeu vidéo Ubisoft, en décembre 1998. Ce site, sorte de « syndicat virtuel » mélangeait alors « témoignages anonymes plus ou moins vindicatifs et doléances, pourfendait le management indécis et parfois abusif, la culture de la passion qui pousse aux plus extrêmes dérégulations du temps de travail, le sexisme rampant, l’absence de formation… » comme le rappel l’article de Gamekult Marche ou rêve : enquête sur les conditions de travail dans le jeu vidéo publié en février 2017.
Près de six ans plus tard, c’est l’article de blog écrit par la femme d’un employé d’Electronic Arts, EA_Spouse, qui marqua les esprits en dénonçant les conditions de travail épuisantes subies par son mari. De même 5 ans après, avec les Rockstar Spouse en juillet 2010.
UbiFree aura d’ailleurs droit à un petit frère en septembre de la même année chez Ubisoft Montréal, UbiFree 2.0, dénonçant à quelques mots prêts les mêmes problèmes qu’à l’époque en France.

… et ça continue
Affaires suivies par la fermeture de la Team Bondi après la sortie de L. A. Noire en 2011 après 7 ans de développement dont trois de crunch, de même avec Irrational et leur jeu Bioshock Infinite en 2014, puis arriveront les affaires révélées en 2018 chez Quantic Dream et chez Rockstar Games…

une des écoles dépeintes
dans l'article de Gamekult
Plus récemment, une enquête du site Polygon dénonçait le crunch intensif des employés de TT Games sur LEGO Star Wars : La Saga Skywalker sorti en 2022, après que Gamekult et Libération publient le premier volet de leur série de trois articles sur les formations du jeu vidéo en France et leurs dysfonctionnements (articles malheureusement accessibles uniquement grâce à un abonnement sur l’un des deux sites). On y apprend qu’en plus de répéter les mêmes erreurs que dans les studios, ces écoles s’en dédouanent en expliquant qu’elles préparent les élèves aux réalités du l’industrie, plutôt qu’en leur montrant d’autres possibilités, d’autres manières de créer un jeu vidéo qui leur permettraient d’éviter ou même de faire disparaître ce genre de pratiques extrêmes.
Mais ce n’est pas la seule chose que nous apprend cette enquête…
La place des femmes dans le jeu vidéo
Si le seul problème qu’avait à faire face l’industrie du jeu vidéo était le crunch, peut-être ne serait-elle pas en si mauvais état. De nouveaux scandales de crunch font surface chaque année depuis le début des années 2000, mais depuis quelque temps, ils sont accompagnés de témoignages des employé·es attestant d’une culture d’entreprise toxique, notamment par des femmes victimes de sexisme et de harcèlement.
Il a beaucoup d'entre nous, de femmes, qui ont joué aux jeux vidéoAnita Sarkeesian, journaliste et combattante féministe
tout leur vie.
L’un des premiers gros constats publics et médiatisés de sexisme et de harcèlement lié au jeu vidéo, c’est le Gamergate, un mouvement raciste et misogyne qui a émergé en août 2014 sur internet. Sous de faux airs de protecteurs de l’éthique journalistique dans le jeu vidéo, les partisans du Gamergate étaient convaincus que la presse spécialisée mettait plus en avant des jeux progressistes, c’est-à-dire avec des personnages féminins forts, abordant des thèmes LGBT, parlant de dépression, etc. Dérangés par des jeux aux thématiques non traditionnelles, réalisés par des femmes, des personnes non blanches, des personnes queers, gagnant du succès et faisant soudain parler d’eux, les partisans du Gamergate ont massivement harcelé et menacé des joueurs et surtout des joueuses et personnalité·es du jeu vidéo sur le net.

La première à en faire les frais sera la développeuse Zoe Quinn, avec l’article de blog d’un ex-conjoint l’accusant d’avoir couché pendant leur relation avec plusieurs personnes, dont un journaliste en échange d’une bonne critique sur son jeu Depression Quest. Cependant, cet article prétendument écrit par Nathan Grayson n’a jamais existé. Malheureusement, le mensonge a pris et le harcèlement de Zoe Quinn commença, suivi de menaces, de la divulgation publique de son numéro de téléphone et de son adresse… Mais ce n’est pas la seule femme ayant été victime du harcèlement et des menaces de mort ou de viol du Gamergate : des développeuses comme Brianna Wu, mais aussi des journalistes comme Leigh Alexander et Anita Sarkeesian en ont aussi fait les frais.

Combattante féministe, cette dernière est notamment la créatrice du site et chaine YouTube Feminist Frequency, dont le but est de « déconstruire la représentation des femmes dans les médias » et de la web-série Tropes vs Women in Video Games où elle analyse les clichés sexistes des jeux vidéo et la manière dont les femmes y sont représentées. Créée en 2013 grâce à un appel aux dons sur Kickstarter dont l’objectif était de 6000 dollars, le financement de cette série de 18 épisodes récoltera près de 158 922 dollars. Malheureusement, la sphère masculine ne l’accueillera pas avec le même succès, en lui faisant subir une grosse vague de misogynie, preuve que les harcèlements de masses dans le jeu vidéo existaient déjà avant le Gamergate. Anita Sarkeesian fera face à divers types de harcèlement : des menaces de mort ; un jeu dont le but était de frapper son visage pour la défigurer fut créé ; une menace d’attentat à la bombe a été envoyée pour qu’elle ne parle pas à un évènement dans lequel elle avait été invitée ; rebelote lorsque ce fut le cas à l’Utah State University, où quelqu’un a envoyé une menace à l’école en disant qu’il commettrait le plus gros school-shooting de tous les temps si elle était autorisée à y parler…
Invitée à l’épisode du 30 octobre 2014 de l’émission satirique américaine The Colbert Report, Anita Sarkeesian exposera la chose suivante, décrivant le Gamergate : « Je pense que les femmes sont perçues comme menaçantes parce que nous demandons aux jeux d’être plus inclusifs. Et c’est à ça que réagit le Gamergate. Ils réagissent au fait que nous disons que le jeu vidéo ne peut plus être ce petit boy’s club désormais. Il y a beaucoup d’entre nous, des femmes, qui ont joué aux jeux vidéo toute leur vie. Et donc ils s’énervent parce que nous dérangeons le statu quo du jeu vidéo comme d’un espace largement dominé par les hommes. »
Une des raisons de ce sexisme exacerbé serait donc due à espace largement dominé par les hommes. Et il est véritablement là, le second problème de l’industrie du jeu vidéo. Car les problèmes de harcèlement exposé par les journaux Gamekult et Libération dans les écoles ainsi que par les femmes victimes du Gamergate en ligne font en fait tous écho aux problèmes existants dans l’entièreté de l’industrie, de l’apprentissage aux clients, en passant par ceux qui façonnent l’industrie du jeu vidéo, les studios.
Car ce que dit Anita Sarkeesian à propos du « boy’s club » et ses conséquences, cela ne s’applique pas seulement aux joueurs, mais aussi aux travailleurs et travailleuses du jeu vidéo. Chez PlayStation en fin d’année dernière par exemple, une ancienne employée au sein de l’équipe en charge du PlayStation Network, Emma Lee Majo, a porté plainte estimant être victime d’un licenciement abusif pour avoir dénoncé la discrimination contre les femmes qu’elle y aurait constatée. Avec cette plainte, dont les accusations furent niées par Sony Interactive Entertainment en février, Emma Majo espérait également créer un appel d’air qui permettrait à d’autres femmes de témoigner dans le but de faire évoluer la plainte individuelle en recours collectif. Pari gagné, puisque le 9 mars 2022, le site Axios, qui suit l’affaire depuis le début, déclara que l’avocat de la plaignante ajoutait les témoignages de huit autres employées à la plainte, 7 anciennes et une encore en poste.

De nouveau en fin d’année dernière, le Washington Post déclara que Riot Games, l’éditeur de League of Legends et Valorant, versera 100 millions de dollars à plus de 2300 employées et anciennes employées, action mettant fin aux poursuites pour discrimination fondée sur le sexe commencées en 2018. « Riot Games versera 80 millions de dollars aux membres du recours collectif, mais aussi à toutes les femmes ayant travaillé pour Riot Games ces 7 dernières années. Le reste de la somme (20 millions de dollars) sera consacré aux frais juridiques des plaignantes. », comme le raconte l’article de Gamekult sur le sujet et retraçant les éléments les plus importants de l’affaire.
Pour terminer, bien que la liste reste longue, en juillet 2021, le syndicat Solidaires Informatique déposa plainte contre le groupe Ubisoft. La plainte fait écho aux deux enquêtes réalisées par Libérations et Gamasutra et publiées début juillet 2020, à propos de cas répétés de harcèlement sexuel, d’agression physique et de comportements déplacés au sein des différentes antennes d’Ubisoft. Le studio avait réagi aux enquêtes par la mise à pied du vice-président de l’éditorial Tommy François, accusé de harcèlement et agression sexuelle ; le renvoi de Maxime Béland, concerné par des témoignages similaires ; le responsable éditorial Serge Hascoët démissionna, jugé responsable de la culture toxique de son pôle par les témoins de l’enquête de Libération ; Yannis Mallat, directeur des studios canadiens quittera lui aussi la société suite aux révélations d’employés des antennes de Montréal et Toronto ; et finalement Cécile Cornet, directrice des ressources humaines de l’éditeur à l’échelle mondiale et qui aurait notamment refusé l’intégration des thèmes du harcèlement et de la discrimination dans l’outil de signalement interne d’Ubi « pour éviter un grand déballage », démissionna elle aussi de son poste — tout cela toujours en 2020. Le syndicat Solidaires Informatique communiquera le 20 mars 2022 que la procédure judiciaire avait débuté, les divers accusés n’ayant jamais été confrontés à la justice.
On constate ainsi d’un dépit commun à tous les étages de l’industrie. Mais ces problèmes, ils viennent bien de quelque part ? Ils ne sont pas arrivés comme ça, du jour au lendemain ? Une des choses qui caractérisent ces deux problèmes, ce sont leurs origines : communes. Pour mieux comprendre, il faut retourner au tout début du jeu vidéo.
Revenons aux origines

Les premiers jeux vidéo furent développés en partie dans des laboratoires de recherches, notamment le MIT, sur des machines usant du même type de fonctionnement que les détecteurs radar de l’armée (voyez Spacewar par exemple) dans un contexte de Guerre froide. L’armée y développera elle-même de l’intérêt, en se réappropriant par exemple le jeu Battlezone d’Atari afin d’en avoir une version plus spécifique pour entraîner ses soldats. Les premiers créateurs de jeu vidéo (puisqu’on ne peut pas encore parler d’industrie à cette époque) vont alors s’intéresser au développement technologique et, par exemple, être mandatés par l’armée ou le ministère de la Défense pour développer des logiciels de simulation. Et c’est par ce genre d’expérimentations, créées par de petites équipes, que sont nés les premiers jeux vidéo. On y voit donc une sorte d’esprit Start-up Nation avant l’heure, où les développeurs étaient seuls sur leurs jeux et pouvaient donner de leur énergie afin de créer un produit fini qui leur plaisait, étant encore jeunes et n’ayant pas forcément de famille. Et les thématiques masculines y sont également déjà présentes. Le principal essor économique de l’industrie se fait dans les salles d’arcade, un contexte qui ne pouvait être neutre quant aux thématiques qui y étaient mobilisées. Les concepts des jeux y étant proposés demandaient peu d’apprentissages et étaient liés avant tout à des temps de jeu très courts. Favorisant donc des jeux rapides, orientés vers l’action, la majorité des jeux créés étaient des jeux de sport, des jeux de guerres ou des jeux de combat. Et cette logique d’uniformisation dans les thématiques et types de jeux se poursuivit chez les constructeurs de consoles, adaptant majoritairement les succès des salles d’arcades pour minimiser les risques.
Et bien que l’industrie subît une forte crise en 1982-83, passant de 3,2 milliards de dollars générés à son pic, à 100 millions de dollars en 1985 — soit une chute de 97 % des revenus — cela ne changera pas grand-chose dans le choix des thématiques des jeux et dans la manière dont ils seront créés. Et cette stagnation lors de son renouveau, menée afin d’éviter de retourner dans une crise angoissante, elle passera par le marketing pour l’un et par l’idéologie pour l’autre.
Le début de la guerre des consoles
Ce sera l’arrivée de Nintendo aux États-Unis qui permettra la renaissance du domaine dans la deuxième moitié des années 80. Ils font partie des premiers à développer un raisonnement marketing pour la sortie de leur première console aux États-Unis, la Nintendo Entertainment System ou NES. Les éditeurs se mettent à voyager à travers le pays et organisent des tournois afin de rencontrer leurs joueurs. Et malgré un public relativement divers, la majorité reste masculine. Les jeunes garçons devenant le public de prédilection, on ne verra très vite que des adolescents masculins dans les publicités à la télévision ou sur le matériel de promotion.
Par la suite, Sega concurrencera Nintendo en Occident en orientant eux aussi leurs thématiques publicitaires vers un public masculin, vraisemblablement un des principaux acteurs du marché selon eux. Usant d’images gores, violentes, stimulant la testostérone des jeunes mâles, les publicitaires usèrent de divers slogans, certains plus maladroits, comme en France avec la pub pour la nouvelle console Mega Drive, « 16 bits, c’est plus fort que toi », et d’autres plus destinés à leurs concurrents, comme aux États-Unis avec « Sega does what Nintendon’t ». Sega cherchait donc à s’imposer sur des jeux plus matures que chez Nintendo, comprenez par là des jeux orientés vers une certaine idée qu’ils se faisaient de ce qu’attendaient les adolescents masculins, y compris en termes de représentation de la femme.

La bataille entre Sega et Nintendo influença donc grandement le boy’s club qu’est aujourd’hui le jeu vidéo. Et lorsque PlayStation se joindra à cette bataille en 1995 avec la PlayStation 1, l’idée du jeu vidéo comme étant essentiellement destinés aux hommes était déjà admise dans la conscience collective. La Game-Designeuse Brenda Laurel, qui a commencé sa carrière chez Atari, relèvera « En vérité, la non-existence d’une audience féminine était une prophétie autoréalisatrice », comme le rappellera Sofia Versaveau dans son documentaire Qui sont les joueurs du jeu vidéo ? (qui, soit dit en passant, a inspiré bon nombre de lignes de l’article que vous êtes en train de lire).
Une idéologie pas si idéale
Comme énoncé plus haut, la raison pour laquelle les travailleurs et travailleuses du jeu vidéo travaillent toujours autant, après tant d’années de crunch et autant, si ce n’est plus, de scandales, s’est majoritairement réalisée via une idéologie née dans les années 80.
Rappelez-vous, les années 80, c’est l’essor des salles d’arcade, la crise de l’industrie puis sa renaissance grâce à l’arrivée des constructeurs de consoles Nintendo et Sega. Mais c’est aussi le néolibéralisme, l’époque Reagan-Thatcher, l’économie de l’offre… autant de renouveaux politiques et économiques qui permettront aux entreprises de se développer.

quelque temps après que l’industrie renaisse de ses cendres
Et ce libéralisme économique s’est accompagné d’une libéralisation des mœurs et de la vie en entreprise qui se caractérisera par une certaine agilité des employés dans le secteur du jeu vidéo. Une agilité qui usera de leur passion pour le jeu vidéo, qui 40 à 50 ans après, ne les a jamais quittés.
Selon Noah Young, Game-Designer et membre du STJV qui fut interviewé dans le documentaire Comment se fabriquent les jeux vidéo, lui aussi réalisé par Sofia Versaveau sur sa chaine YouTube Game Spectrum, le crunch a deux formes. La première est institutionnelle, comme on a pu le voir chez CD Projekt RED par exemple. La seconde, beaucoup plus insidieuse, c’est celle que s’imposent les employés à eux-mêmes. Par passion, ils vont alors d’eux-mêmes augmenter leurs heures de travail, par peur de ne pas finaliser la production du jeu dans les temps, de publier un jeu ne correspondant pas à ce qu’ils aimeraient eux-mêmes jouer. Et au-delà de problèmes de management de mauvaise qualité, il arrive assez souvent que l’on compte sur cette culture d’entreprise où les employés vont se donner à fond et bosser des dizaines d’heures en l’intégrant dans les plannings, les modes de fonctionnement, de production de l’entreprise en utilisant l’excuse du métier-passion.
Ces deux formes du crunch sont donc très liées, autant acceptées par les employés qu’appréciées chez leurs employeurs qui en usent et parfois abusent, et représentent cette idéologie qui a permis jusqu’à maintenant de maintenir le statu quo.
Mais alors, que faire ?
Eh bien la réponse est assez instinctive. Il faut diversifier les thématiques dans le jeu vidéo, augmenter la diversité dans les boîtes, conserver ses employé·es, valoriser le travail des femmes, mentorer ses employé·es, les accompagner, les aider à progresser… Il faut aussi changer les méthodes de production afin d’arrêter d’utiliser la passion de ses employé·es comme excuse pour les faire travailler en dehors des heures et changer le public cible, trop masculin, trop occidental.

au 23 janvier 2022 suite au licenciement de 12 membres de l'équipe
Mais toutes ces solutions, centrées sur la création des jeux et leurs créateurs, elles ne suffiront pas. Bien sûr, on peut espérer que les studios changent d’eux-mêmes, qu’ils réparent leurs erreurs et nous montre comment faire un monde meilleur. Mais si leurs clients, nous, ne changent pas leur manière de penser, de consommer, ce changement-là ne s’opérera que très lentement, voire pas du tout. C’est pourquoi ce n’est pas seulement du côté des studios qu’il faut une amélioration, mais aussi dans la société dans son ensemble. Et c’est là que nous pouvons également agir au quotidien. En limitant les échanges sexistes que l’on peut voir autour de nous que ça soit la remarque graveleuse d’un collègue ou une simple blague d’un ami, en arrêtant de limiter les genres à quelque chose de simplement binaire, en condamnant l’hétéronormativité et en reconnaissant activement la diversification des genres…
Malheureusement, appliquer ce changement par nous-mêmes, seul, est très difficile et peu efficace. C’est pour cela qu’il faut se rassembler, et cela peut passer par la syndicalisation d’un grand nombre de travailleurs et par la création de réelles régulations, qui, d’ailleurs, pourraient être mises en place dès aujourd’hui. Par exemple, via une convention collective, un texte précisant le droit du travail pour chaque secteur, qui soit réellement dédiée au monde du jeu vidéo. Le SNJV (Syndicat National du Jeu Vidéo), qui rassemble les patrons français du secteur, révélait en 2016 que 11,6 % des entreprises étaient rattachées aux secteurs des jeux et jouets, 5,5 % à l’audiovisuel et 3 % à l’animation par exemple. La grande majorité (51,2 %) était rattachée à la convention SYNTEC, sorte d’usine à gaz regroupant les domaines de l’ingénierie, du numérique, du conseil, de l’évènementiel et de la formation professionnelle. Et bien qu’une discussion autour d’une convention collective spécialisée pour le jeu vidéo eut déjà lieu en 2007 entre la CFDT, l’INSA et les patrons du jeu vidéo parisiens représentés par l’association Capital Games, elle n’aboutit finalement jamais. Certains sujets, comme les droits d’auteurs des développeurs ou les horaires de travail, faisaient figure d’obstacles pour les dirigeants de studio. C’est pour cela qu’une syndicalisation efficace et destinée aux employé·es est si importante.

et de l'association internationalle de syndicats Game Workers Unite
Et certains l’ont bien compris et se sont rassemblés. En septembre 2017, le Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Jeu Vidéo (STJV) est né. 6 mois plus tard, c’était au tour de Game Workers Unite d’éclore lors de la Game Developer Conference de mars 2018 à San Francisco. Et cette association militant pour les droits des travailleurs aura très rapidement du succès. D’après Alexis Colin, programmeur et membre du STJV, 3 jours après sa création, le serveur Discord de Game Workers Unite rassemblait déjà des centaines de personnes venant de divers endroits dans le monde, comme l’Amérique et la France bien sûr, mais aussi l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, le Canada, le Mexique, certaines personnes s’envoyant des vidéos en diverses langues comme l’arabe ou l’espagnol… Et ces syndicats et associations d’employé·es, nous pouvons les aider dans leurs démarches en relayant l’information ou tout simplement en les soutenant. Car avoir le soutien de ses clients est un atout considérable quand il s’agit de faire valoir ses droits auprès de son employeur. Tout cela permettra plus de débats, plus d’échanges et peut-être même la création de systèmes d’entreprise plus démocratiques, moins verticaux, sans patrons. Car après tout cela existe et fonctionne déjà, comme c’est le cas du studio Motion Twin à Bordeaux, avec leur jeu Dead Cells sorti en 2018 et qui gagnera la même année le prix du meilleur jeu d’action aux Game Awards, plus grosse cérémonie annuelle de récompense pour les jeux vidéo.
Maintenant, il n’y a plus qu’à faire
Voilà, maintenant vous savez où en est l’industrie du jeu vidéo. On remarque donc que même si les scandales de crunch et de harcèlements continuent, des personnes se dressent pour empêcher ça et améliorer leurs conditions de travail. Le SELL et le SNJV ont par exemple publié fin février « quatre grandes propositions dans l’espoir de porter le marché français au sommet de l’industrie du jeu vidéo en Europe, et ce dans les cinq prochaines années », mais aussi « d’alerter également les pouvoirs publics sur certaines lacunes que la France est en train d’accumuler » comme le résume l’article de Gamekult. On y voit également un « appel au gouvernement à mieux promouvoir l’égalité homme-femme dans le jeu vidéo en commençant par la formation ».
De son côté, le STJV est allé plus loin en présentant 8 propositions pour améliorer l’industrie le 4 mars, espérant toucher les participants aux élections présidentielles approchantes. Plus destinées aux conditions de travail des travailleur·ses, le syndicat propose par exemple une réduction de temps de travail sans baisse du revenu à 4 jours par semaine, de rendre les congés payés et maladie illimités, de renforcer le pouvoir des représentant·es du personnel ou de rendre les procédures d’embauche transparentes, accessibles et non discriminatoires.
Mais comme expliqué auparavant, leur combat n’aura réellement d’impact que quand nous les accompagnerons également, et c’est l’intention de cet article. Transmettre l’information et espérer que d’autres gens la relayent pour que ce sujet soit plus connu et que moins de personnes ne se retrouvent à être déçus par une industrie qui les faisait rêver. Précisons justement quelque chose énoncé dans le commentaire de Marc en début d’article.
« À l’heure actuelle, je ne compte pas entrer dans cette industrie.
La différence ne tient qu’à quelques mots, mais est importante. Je n’ai jamais réellement perdu mon envie de travailler dans cette industrie. La seule chose qui a changé, c’est à quel moment je compterai l’intégrer. Et pour moi, ce moment sera lorsque la situation se sera améliorée, que je pourrai réellement espérer un avenir dans ce milieu, et ce, sans avoir à en subir les conséquences sur ma santé physique et mentale.
Et c’est aussi un état d’esprit que je vous invite à conserver. Si vous êtes un fan de jeu vidéo, gardez cette passion qui est en vous et agissez pour faire en sorte que les gens qui créer vos jeux puissent vivre eux aussi de leur passion en toute sécurité. Et si vous n’avez encore jamais touché à une manette ou à un clavier de votre vie, au-delà de vous encourager à vous plonger dans un jeu qui conviendrait à vos goûts, je vous demanderais de transmettre ce que vous avez appris avec cet article pour que l’on parle plus de ce qui se passe derrière ces jeux. Et j’encourage quiconque à continuer de s’informer sur le sujet. »
À propos de cela, outre les très bons articles et documentaires qui furent cités plus haut, vous trouverez ici la liste des sources et autres articles, podcasts et documentaires qui ont aidé à mieux comprendre ces problématiques et vous les présenter. Elles sont classées par ordre chronologique de publication et d’autres articles sur le sujet y seront ajoutés à l’avenir.
Par Grégoire Savajols
Le prénom de Marc a été anonymisé à sa demande.
Les images d'illustration de cet article sont libres de droit,proviennent directement des sites officiels des écoles et des éditeurs ou de documentaires YouTube.